Certaines femmes

Certain Women

un film de Kelly Reichardt (2016)

vu le 9 mars 2017 au Grand Action

Mon militantisme de comptoir

Pendant que je somnolais tout le long du deuxième segment, je me suis dit que j'allais arrêter de faire la bise à mes collègues féminins ou aux filles que je connais pas du tout en soirée. Depuis quelques mois ça me met mal à l'aise de traiter différemment les hommes et les femmes dès ce premier contact (premier contact de la journée de travail, ou premier contact d'une fête). C'est du sexisme plus-évident-tu-meurs, protégé par l'éternelle règle du on-a-toujours-fait-comme-ça. J'ai fini par voir cette pratique comme une marque de soumission, i.e. je suis un mec donc j'ai d'emblée le droit de rentrer dans ton espace personnel, de porter figurativement (lol) atteinte à ton visage, de te faire sentir ta vulnérabilité.

Ma position repose moins sur des témoignages et des protestations, que sur une réflexion spontanée (qui s'appuie à la limite sur une lente synthèse des différents matériaux féministes auxquels j'ai été exposés), mais au pire ça ne concerne que moi d'agir comme je l'entends ; si certaines femmes sont à leur tour mal à l'aise à l'idée que je leur serre la main (aucune idée mais je vais découvrir ça dans les prochains mois), je les toucherai pas du tout et ça s'arrêtera là. Et ça m'empêche pas de continuer à faire la bise à des potes, quel que soit leur sexe (ou devrais-je dire, parce que je respecte ça : leur genre).

Si je fais un peu mon SJW de pacotille ce soir, c'est que Certain Women est le film le plus féministe (en tant que dénonciateur d'un sexisme culturel) qu'il m'ait jamais été donné de voir. Le film est un échec, parce qu'il prêche très fort à sa propre paroisse, et les signes qu'il mitraille sont de toute évidence trop subtils pour le public qu'il voudrait faire profondément changer. J'en veux pour preuve que mes trois contacts qui ont vu le film, et qui l'ont aimé à des degrés distincts, tout éclairés qu'ils soient, ont cherché une continuité dans l'intrigue ou dans la forme, sans voir l'affirmation anti-sexiste qui me frappait à chaque seconde (et quand les signes transpirent littéralement de chaque seconde, et que le titre hurle le sujet, j'ai du mal à imaginer que je me trompe et que Kelly Reichardt ait cherché à accomplir autre chose). Mais de toute façon, que mes potes cinéphiles libéraux ratent ces indices ou non, les mecs qui pourrissent le plus le système et qu'il faudrait changer, eux n'iront jamais au cinéma voir un film d'auteur qui s'appelle « Certaines Femmes ».

Dans le premier segment, Laura Dern sert de maman et de confidente à un type qui s'est fait enfler sur une histoire d'assurance. Problème : c'est son avocate. Et inutile de lui répéter que son cas est indéfendable, parce que dans le monde de ce mec lambda, il n'y a que des hommes pour savoir parler sérieusement de la loi. Les femmes chercheraient juste à lui faire des histoires, à l'embêter un peu ; en face d'elles (son avocate ou sa femme), il est convaincu d'avoir absolument raison et que ses intérêts priment sur le monde entier. Il s'ensuit alors des torrents de mansplaining parmi les plus écœurants et authentiques tournés pour le cinéma. Le mec, moi j'ai juste envie de lui retourner une paire de gifles et de lui dire de plus jamais m'approcher.

Mais Laura a peur, ou bien elle a pitié, ou bien les deux, alors elle perpétue le status quo et continue de visiter cette loque jusque dans sa prison minable. Encore une fois pour l'écouter se plaindre. Kelly Reichardt nous dit férocement que la nana collabore avec le système. Laura fait des moues désapprobatrices en abordant le détenu, mais il en faudrait tellement plus pour s'occuper de ce genre de mec ! Il ne faut pas laisser ce genre de routine malaisante s'installer, mais bien donner un coup de pied dans la fourmilière pour en arrêter avec ces conneries patriarcales.

Le problème, c'est que le sexisme ordinaire ne s'arrête pas aux abrutis de ce genre. La police est tout aussi complice, depuis le commissaire complètement à l'ouest qui envoie Laura Dern au casse-pipe en lui demandant en substance de faire jouer sa nature maternelle profonde, jusqu'à l'adjuvant qui, malgré son expertise sur la question des prises d'otage et ses doutes sur ce plan, n'ose pas rectifier le jugement discriminant et débonnaire du commissaire. Et quand on lui demande de s'inquiéter pour la fille, le voilà qui esquive le sujet et dit que, tout de même, le preneur d'otage lui avait fait de belles boiseries par le passé ! Alors oui, Laura Dern n'est pas militante et se laisse clairement trop marcher sur les pieds (non mais : le type qui lui dit qu'il l'excuse de ne pas avoir fait réussir sa fuite ! et elle qui n'ose aucunement répliquer, malgré la connerie évidente dont il a fait preuve en lançant cette prise d'otages ! du délire !), Laura Dern n'est pas parfaite, mais il n'y a personne pour lui venir en aide, et c'est à nous de changer ça.

Le deuxième segment semblait commencer avec une sordide affaire de pédophilie, mais apparemment non. La première partie était si dense et si redondante que j'ai préféré dormir. À ce stade de ma cinéphilie, je peux dissocier sans scrupule ce qui est exécuté avec excellence de ce qui m'intéresse (souvent parce que ça implique une découverte), et Certain Women s'inscrit clairement dans la première catégorie. Mais du coup j'ai juste assisté à l'épilogue, le temps pour le mari de faire une blague sexiste. « Mais c'est pour rire, chérie ! » La sempiternelle excuse, le réflexe qu'on essaye de justifier mais qui est impossible à rattraper. C'est si drôle que ça, blaguer sur la soumission des femmes ? Tocard.

Je me suis réveillé pour le troisième segment, et je l'ai trouvé tout aussi riche que le premier, sur la même thématique quoique sous une approche différente. Le contraste entre l'enseignante et la rancheuse, la première se croit accomplie parce qu'elle ne vend pas de chaussures (tu sens à quel point la société rabaisse ton sexe, quand tu en viens à te persuader que ne pas être vendeuse de chaussures, c'est la meilleure élévation sociale que tu pouvais espérer ?), mais elle fait un boulot insensé, se maquille pour rien, n'arrive pas à créer de relations dans sa vie, et à côté de ça la deuxième fille est beaucoup plus accomplie en tant que personne (elle semble épanouie avec ses chevaux, son métier simple, etc.), par contre son profil atypique et son absence de modèle (en dehors d'une tenue de ranch vaguement unisexe dans une vitrine ?) l'ont piégée dans une triste solitude.

D'un côté la femme inconsciente de son écrasement, de l'autre celle inconsciente de son accomplissement... On pourrait parler de l'homosexualité latente de cette aventure, étendre en fait le débat à l'ensemble des préjugés insidieusement perpétués par la société : n'est-ce pas d'ailleurs l'ouverture effectuée par l'intervention de « Big Man », prince samoan résumé par tout le monde à sa largeur d'épaules et à son surnom (trop) simple à retenir ? Mais toute cette composition directement adressée aux femmes dresse déjà un programme assez atterrant et étouffant. Le sexisme, ça ne s'arrête pas aux histoires glauques de viol et de harcèlement. Ce n'est pas qu'une affaire d'actes délibérés ; c'est profondément inscrit dans les mœurs, parfois les plus triviaux. Certain Women, en assemblant ces trois histoires, nous dit que c'est un tout, et qu'il est temps d'arrêter de se réfugier dans les excuses dès qu'elles se profilent.

Un p'tit point Godwin pour la fin, je pense franchement que je peux me l'accorder : si la moindre remarque antisémite jette en général un froid parce qu'on l'associe à la culture délétère nazie, pourquoi est-ce que les manifestations de sexisme sont si souvent dédramatisées et planquées sous le tapis ? Si j'étais moins égocentrique et plus passionné, tout ça ferait une belle cause à défendre. En attendant, je suis conscient de tout ce pétrin, j'essaye de ne pas le perpétuer, et ça me semble déjà pas mal.