Carol

un film de Todd Haynes (2015)

vu le 24 mai 2015
dans la salle Debussy, au Palais des festivals

Sagement séduisant

Period drama. Lesbianisme. Entre les mains du premier metteur en scène venu, la seule association de ces deux concepts aurait suffi à justifier le tournage de Carol. Fort heureusement, c'est Todd Haynes qui tient les rênes. Et ce n'est pas au réalisateur de Far from Heaven qu'on va apprendre à filmer une femme des années 50 à fleur de peau. Le script préparé, basé sur une histoire basée sur une histoire vraie, peine donc à légitimer l'existence du projet, mais Haynes balance la sauce et parvient à proposer un délice sensuel incessant.

Dans un New York d'après-guerre, Therese rencontre Carol. Carol, mère en instance de divorce, a déjà eu quelques aventures avec d'autres femmes. Therese, non. Il n'en faut pas plus au scénario pour rejoindre prestement deux schémas narratifs classiques : l'initiation et l'amour contrarié. La démarche n'est pas intrinsèquement mauvaise, mais le refus systématique de s'écarter des sentiers battus fait tellement ressortir les ficelles de l'histoire que celle-ci n'est jamais, jamais surprenante. Une partie non négligeable des éléments de la production vient conforter l'idée que Carol a été developpé sans aucune volonté d'apport aux différents thèmes abordés. Qu'il s'agisse de la musique, conventionnelle sans être écrasante, des costumes, corrects sans être remarquables, ou encore des décors, appropriés sans être intéressants, nombreuses sont les facettes du film qui s'abritent dans les tranchées d'un académisme américain bien content de ne rien avoir à prouver pour obtenir les faveurs du plus grand nombre.

Aussi, certains auront vite fait de trouver l'ensemble fade et peu digne d'intérêt. Une telle conclusion ne rendrait cependant pas justice au travail des deux actrices principales, sublimé par le sens de la mise en scène de Todd Haynes. Cate Blanchett et lui avaient déjà collaboré avec succès pour le biopic I'm Not There. Rebelote : Blanchett interprète la Carol éponyme avec une majesté et une grâce mémorables, propres aux actrices de l'âge d'or d'Hollywood. Du fait de l'expertise de Haynes, les mains virevoltantes et les expressions travaillées de l'actrice ne sont jamais synonymes de surjeu, exprimant au contraire tout un panel d'émotions à vif. Des ongles rouges qui s'agitent au bord du cadre, un bout de jambe qui se dévoile devant une valise poussée en avant, et toute une liste d'autres plans canalisent savamment la performance.

De son côté, Rooney Mara joue un personnage beaucoup plus effacé et vulnérable. Sa fascination pour Carol se touche des yeux ; on pourrait parler de magnétisme entre les deux actrices, mais alors un magnétisme nettement plus marqué dans un sens que dans l'autre. Face à la froide carapace d'une Carol qui s'est longtemps cachée, Therese est bien plus libre, elle expérimente, elle s'interroge, elle fait vibrer le spectateur. Encore une fois, les talents de cadreur de Haynes participent activement à la réussite du rôle. Il suffit de penser aux fenêtres mondrianesques qui témoignent de la confusion de Therese dans la scène où le journaliste tente de l'embrasser. Ou bien aux deux mains qui se posent successivement sur une épaule puis l'épaule opposée, d'abord celle de Carol puis celle de son prétendant Richard, annonçant dès le début du récit le conflit d'attirance sexuelle qui anime le personnage. Partager le prix d'interprétation entre Rooney Mara et Emmanuelle Bercot s'apparente un peu à du troll de la part du jury cannois alors que beaucoup attendaient Rooney et Cate, mais en tout cas le travail humble et dévoué de la brunette méritait d'être reconnu.

Ce sens du détail rend Carol tres agréable à suivre, mais ne parvient pas à faire oublier les tares de son scénario. Non seulement celui-ci ne fait preuve d'aucune originalité, mais il ne cherche même pas à partager un quelconque message. Plaidoyer beaucoup trop générique en faveur des femmes, des homosexuels et de l'amour, sa seule démarche remarquable est de peindre une époque où l'homosexualité, avant d'être socialement acceptée ou refusée, était à peine reconnue. Il me semble d'ailleurs que le problème n'est jamais identifié nommément par les personnages, ce qui les pousse à piocher dans un catalogue de formulations évasives, et me fait un peu douter du réalisme d'une telle représentation. Quoi qu'il en soit, il est difficile de considérer cette broutille inachevée comme une contribution intéressante au traitement des thématiques LGBT, ce qui montre une année encore que l'attribution de la Queer Palm à un des films du festival est conditionnée par la présence de LGBTs à l'écran plus que par une véritable réflexion autour de la communauté. Et si les sélections proposent trop peu d'œuvres appropriées pour concourir à la Queer Palm, eh bien, je pense qu'on ne perdrait rien à supprimer ce prix boiteux.

En définitive, Carol est un écrin splendide et assez creux, mais sa simple existence, après J. Edgar et The Imitation Game, montre d'une façon presque bienvenue que l'homosexualité est à ce point acceptée par l'industrie du cinéma qu'elle a désormais sa place au sein des intrigues académiques les plus rasoirs. Reste à attendre le moment où les producteurs afférents pourront représenter des LGBTs sans les utiliser comme des arguments de vente.