Plus personne ne s'attend à ce que Jia Zhangke parle d'autre chose que des évolutions sociales de la Chine contemporaine. Sur le fond, ses films ont cessé d'étonner, car il se réaligne sur le présent à chaque nouvelle sortie et ne laisse pas son sujet de prédilection respirer plus de deux ou trois années de suite. Il tente de masquer ses traces en adoptant pour chaque scénario une nouvelle approche formelle, mais le succès est loin d'être toujours au rendez-vous : les aspects de polar qui émaillaient le récent A Touch of Sin étaient particulièrement séduisants, et à l'inverse le dispositif de vrai-faux documentaire au cœur de 24 City désamorçait tristement la portée des témoignages mis en scène et n'offrait strictement aucun intérêt, à part peut-être celui de faciliter le planning de tournage. Et celui de mettre des acteurs photogéniques en face de la caméra ? Mountains May Depart, de son côté, justifie son existence par sa structure triptyque. Si vous pensez que c'est un peu faible, je ne vous donnerais pas tort, mais il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l'eau du bain et l'argent du beurre.
Aussi peu signifiants soient-ils dans un film qui ne joue jamais sur la surprise, je préfère prévenir que la suite contient des spoilers.
Vu que Jia a déjà joué la carte du film choral, les trois parties ne correspondent pas à trois intrigues parallèles, mais à trois incursions dans la vie d'une famille chinoise, chacune à une époque différente. La première, qui démarre en 1999, consiste en un triangle amoureux tout ce qu'il y a de plus classique et soporifique, bataille pour une belle ingénue sur fond de lutte des classes. Opposition entre l'ouvrier campagnard et l'arriviste capitaliste : le problème est posé et connaîtra peu de nuances avant le dernier segment. J'ai ressenti beaucoup d'empathie pour la belle Shen Tao au cours du passage où elle se frappait doucement le crâne contre un mur.
La seconde partie se déroule de nos jours, en 2014. L'élu de Shen Tao a fait fortune dans le charbon, mais le mariage n'a pas tardé à tourner au vinaigre. Le problème ? Sans doute ont-ils fini par comprendre que l'attachement de Madame à sa province industrielle reculée et les fantasmes de Monsieur, wannabe-citoyen du monde, étaient deux notions irréconciliables. Le message est limpide, mais plutôt que de le travailler, Jia préfère mettre en scène l'enterrement inattendu du père de Shen Tao, avec force visages en larmes, violons lancinants et pianos lourdingues à la clé. La garde de son fils, dont le nom de Zhang Dollar explicite bien plus que nécessaire l'obsession du père pour l'ascension sociale, lui est exceptionnellement confiée pour quelques jours, ce qui ne manque pas de booster la mélasse dramatique de cette séquence centrale. À nouveau, un plan résume bien mes impressions : le grand-père qui meurt d'un coup, tristement assis sur un siège d'un hall de gare.
Pour ma part, je n'attendais pas de train, mais j'étais envieux de voir le film décoller. Et, malgré ses imperfections, le dernier tiers m'a effectivement sorti de ma léthargie. De façon un peu inattendue, celui-ci a lieu dans un futur proche, en 2025. Dollar a suivi son père sur la côte australienne, mais le fossé générationnel n'a jamais été aussi profond : Dollar ne comprend que l'anglais, se moque des études comme de son futur et n'entretient aucun rêve, alors que son père continue de ne parler que le mandarin et reste obsédé par des fantasmes de liberté qu'il n'atteindra jamais (au point de remettre en question le rejet systématique de ses racines auquel il a opéré pendant tant d'années). Visuellement innovante et constrastant agressivement avec les décors désolés qui étouffent la filmographie de Jia, cette ultime partie est un bol d'air frais bienvenu. Et sa mise en relief des deux précédentes est encore plus intéressante.
En effet, le triptyque prend toute sa saveur lorsqu'on repère les motifs qui s'y répétent. Triangle amoureux, garde divorcée puis couple intergénérationnel ne sont que trois variations d'un même drame social et familial. De façon plus évidente, l'avion qui s'écrase devant Shen Tao dans un éclat d'effets spéciaux ratés se prolonge en 2014 avec le crash du MH370, puis avec l'hommage aux disparus auquel Dollar participe indirectement. Même histoire pour la chanson de Sally Yeh, integrée avec fluidité et réalisme au récit. Pour le morceau de power pop (ou quel que soit le genre) qui se retrouve précisement au début, au milieu et à la fin du film. Et pour ce garçon qui devient homme puis vieillard, mais toujours porteur d'une lance de cérémonie, allégorie d'une âme chinoise traversant les espaces et les temps du film d'un pas téméraire et imperturbable.
Jia n'a pas grand-chose d'un traditionaliste sourd à la notion de changement. La liste précédente traduit une position nettement plus nuancée. Il se contente de remarquer, presque humblement, que les conflits relationnels tout autant que la perte de repères individuels sont aussi inéluctables que l'écoulement du temps. Certes, les évolutions technologiques et sociales donnent un cadre à ces dégénérescences, qu'il s'agisse de l'acquisition d'une voiture qui permet de se pavaner ou de Google Translate qui fait survivre (mais tout juste) la cellule familiale. Mais s'il ne s'agissait pas d'eux, d'autres avatars de l'évolution les auraient remplacés comme moteurs et boucs émissaires de nos divers émois. Je crois qu'on tient la thèse de Mountains May Depart, et elle me semble plutôt juste et perspicace.
Contre toute attente, Jia Zhangke livre donc un drame familial chinois qui ambitionne pour une fois d'en dire au moins autant sur la famille que sur la Chine. Je salue cette initiative, mais je ne peux m'empêcher de voir ici et là un cafouillage stylistique dû à ce décalage de repères. Les personnages chatouillent parfois un peu trop la caricature, qu'il s'agisse de Shen Tao assez cruche quand on lui fait la cour, ou encore de son (futur-)(ex-)mari pour qui l'exercice de la liberté passe apparemment par le dézingage d'autres êtres humains à l'aide des armes d'assaut éparpillées sur sa table de salon top design.
Par ailleurs, j'ai l'impression que l'équilibre tryptique s'avère au final plus nocif que constructif : non seulement les deux premieres séquences sont pénibles à vivre, mais en plus le procédé d'élargir l'écran d'une époque à la suivante relève plus du jeu que d'un quelconque message. J'imagine que les productions ont eu lieu en parallèle et qu'il n'y a pas à crier au plagiat, mais Wes Anderson, et dans une moindre mesure Xavier Dolan, avaient récemment de bonnes raisons de s'amuser avec les formats, tandis que Jia Zhangke devrait insister sur la continuité du film plutôt que (histoire de balancer une interprétation) l'élargissement des perspectives sociales des familles chinoises. Ou peut-être que j'ai rien compris de ce qu'il voulait dire, c'est pas exclu.
Enfin, j'ai eu dix fois le temps de finir par être agacé par cette manie de la caméra de se placer en plan rapproché pour suivre les déplacements et les regards des personnages avec un temps de décalage. La tension de ne pas connaître le point d'intérêt qui se trouve juste en-dehors du cadre est d'autant plus artificielle et pénible que l'élément en question est invariablement révélé au bout de quelques secondes. Je suis ouvert aux interprétations, mais les caméras neurasthéniques de ce genre, ca me gratte, ca m'irrite, ca me rend fou. D'autant plus que le gars n'est pas un pied, il excelle aux plans larges, et autres champ-contrechamps.
Ni un énième compte-rendu sociologique, ni un drame des chaumières, Mountains May Depart ne manque pas de défauts mais peut aussi se vanter d'une subtilité et d'une sincérité louables. Ce nouveau jalon de l'œuvre de Jia Zhangke prend toute sa saveur dans son dernier acte, et se conclut en apothéose avec un ultime plan magnifique, à la fois mélancolique et exalté. Départ laborieux mais arrivée splendide, en voilà un qui a compris comment arracher une critique positive.
Départ différé
Plus personne ne s'attend à ce que Jia Zhangke parle d'autre chose que des évolutions sociales de la Chine contemporaine. Sur le fond, ses films ont cessé d'étonner, car il se réaligne sur le présent à chaque nouvelle sortie et ne laisse pas son sujet de prédilection respirer plus de deux ou trois années de suite. Il tente de masquer ses traces en adoptant pour chaque scénario une nouvelle approche formelle, mais le succès est loin d'être toujours au rendez-vous : les aspects de polar qui émaillaient le récent A Touch of Sin étaient particulièrement séduisants, et à l'inverse le dispositif de vrai-faux documentaire au cœur de 24 City désamorçait tristement la portée des témoignages mis en scène et n'offrait strictement aucun intérêt, à part peut-être celui de faciliter le planning de tournage. Et celui de mettre des acteurs photogéniques en face de la caméra ? Mountains May Depart, de son côté, justifie son existence par sa structure triptyque. Si vous pensez que c'est un peu faible, je ne vous donnerais pas tort, mais il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l'eau du bain et l'argent du beurre.
Aussi peu signifiants soient-ils dans un film qui ne joue jamais sur la surprise, je préfère prévenir que la suite contient des spoilers.
Vu que Jia a déjà joué la carte du film choral, les trois parties ne correspondent pas à trois intrigues parallèles, mais à trois incursions dans la vie d'une famille chinoise, chacune à une époque différente. La première, qui démarre en 1999, consiste en un triangle amoureux tout ce qu'il y a de plus classique et soporifique, bataille pour une belle ingénue sur fond de lutte des classes. Opposition entre l'ouvrier campagnard et l'arriviste capitaliste : le problème est posé et connaîtra peu de nuances avant le dernier segment. J'ai ressenti beaucoup d'empathie pour la belle Shen Tao au cours du passage où elle se frappait doucement le crâne contre un mur.
La seconde partie se déroule de nos jours, en 2014. L'élu de Shen Tao a fait fortune dans le charbon, mais le mariage n'a pas tardé à tourner au vinaigre. Le problème ? Sans doute ont-ils fini par comprendre que l'attachement de Madame à sa province industrielle reculée et les fantasmes de Monsieur, wannabe-citoyen du monde, étaient deux notions irréconciliables. Le message est limpide, mais plutôt que de le travailler, Jia préfère mettre en scène l'enterrement inattendu du père de Shen Tao, avec force visages en larmes, violons lancinants et pianos lourdingues à la clé. La garde de son fils, dont le nom de Zhang Dollar explicite bien plus que nécessaire l'obsession du père pour l'ascension sociale, lui est exceptionnellement confiée pour quelques jours, ce qui ne manque pas de booster la mélasse dramatique de cette séquence centrale. À nouveau, un plan résume bien mes impressions : le grand-père qui meurt d'un coup, tristement assis sur un siège d'un hall de gare.
Pour ma part, je n'attendais pas de train, mais j'étais envieux de voir le film décoller. Et, malgré ses imperfections, le dernier tiers m'a effectivement sorti de ma léthargie. De façon un peu inattendue, celui-ci a lieu dans un futur proche, en 2025. Dollar a suivi son père sur la côte australienne, mais le fossé générationnel n'a jamais été aussi profond : Dollar ne comprend que l'anglais, se moque des études comme de son futur et n'entretient aucun rêve, alors que son père continue de ne parler que le mandarin et reste obsédé par des fantasmes de liberté qu'il n'atteindra jamais (au point de remettre en question le rejet systématique de ses racines auquel il a opéré pendant tant d'années). Visuellement innovante et constrastant agressivement avec les décors désolés qui étouffent la filmographie de Jia, cette ultime partie est un bol d'air frais bienvenu. Et sa mise en relief des deux précédentes est encore plus intéressante.
En effet, le triptyque prend toute sa saveur lorsqu'on repère les motifs qui s'y répétent. Triangle amoureux, garde divorcée puis couple intergénérationnel ne sont que trois variations d'un même drame social et familial. De façon plus évidente, l'avion qui s'écrase devant Shen Tao dans un éclat d'effets spéciaux ratés se prolonge en 2014 avec le crash du MH370, puis avec l'hommage aux disparus auquel Dollar participe indirectement. Même histoire pour la chanson de Sally Yeh, integrée avec fluidité et réalisme au récit. Pour le morceau de power pop (ou quel que soit le genre) qui se retrouve précisement au début, au milieu et à la fin du film. Et pour ce garçon qui devient homme puis vieillard, mais toujours porteur d'une lance de cérémonie, allégorie d'une âme chinoise traversant les espaces et les temps du film d'un pas téméraire et imperturbable.
Jia n'a pas grand-chose d'un traditionaliste sourd à la notion de changement. La liste précédente traduit une position nettement plus nuancée. Il se contente de remarquer, presque humblement, que les conflits relationnels tout autant que la perte de repères individuels sont aussi inéluctables que l'écoulement du temps. Certes, les évolutions technologiques et sociales donnent un cadre à ces dégénérescences, qu'il s'agisse de l'acquisition d'une voiture qui permet de se pavaner ou de Google Translate qui fait survivre (mais tout juste) la cellule familiale. Mais s'il ne s'agissait pas d'eux, d'autres avatars de l'évolution les auraient remplacés comme moteurs et boucs émissaires de nos divers émois. Je crois qu'on tient la thèse de Mountains May Depart, et elle me semble plutôt juste et perspicace.
Contre toute attente, Jia Zhangke livre donc un drame familial chinois qui ambitionne pour une fois d'en dire au moins autant sur la famille que sur la Chine. Je salue cette initiative, mais je ne peux m'empêcher de voir ici et là un cafouillage stylistique dû à ce décalage de repères. Les personnages chatouillent parfois un peu trop la caricature, qu'il s'agisse de Shen Tao assez cruche quand on lui fait la cour, ou encore de son (futur-)(ex-)mari pour qui l'exercice de la liberté passe apparemment par le dézingage d'autres êtres humains à l'aide des armes d'assaut éparpillées sur sa table de salon top design.
Par ailleurs, j'ai l'impression que l'équilibre tryptique s'avère au final plus nocif que constructif : non seulement les deux premieres séquences sont pénibles à vivre, mais en plus le procédé d'élargir l'écran d'une époque à la suivante relève plus du jeu que d'un quelconque message. J'imagine que les productions ont eu lieu en parallèle et qu'il n'y a pas à crier au plagiat, mais Wes Anderson, et dans une moindre mesure Xavier Dolan, avaient récemment de bonnes raisons de s'amuser avec les formats, tandis que Jia Zhangke devrait insister sur la continuité du film plutôt que (histoire de balancer une interprétation) l'élargissement des perspectives sociales des familles chinoises. Ou peut-être que j'ai rien compris de ce qu'il voulait dire, c'est pas exclu.
Enfin, j'ai eu dix fois le temps de finir par être agacé par cette manie de la caméra de se placer en plan rapproché pour suivre les déplacements et les regards des personnages avec un temps de décalage. La tension de ne pas connaître le point d'intérêt qui se trouve juste en-dehors du cadre est d'autant plus artificielle et pénible que l'élément en question est invariablement révélé au bout de quelques secondes. Je suis ouvert aux interprétations, mais les caméras neurasthéniques de ce genre, ca me gratte, ca m'irrite, ca me rend fou. D'autant plus que le gars n'est pas un pied, il excelle aux plans larges, et autres champ-contrechamps.
Ni un énième compte-rendu sociologique, ni un drame des chaumières, Mountains May Depart ne manque pas de défauts mais peut aussi se vanter d'une subtilité et d'une sincérité louables. Ce nouveau jalon de l'œuvre de Jia Zhangke prend toute sa saveur dans son dernier acte, et se conclut en apothéose avec un ultime plan magnifique, à la fois mélancolique et exalté. Départ laborieux mais arrivée splendide, en voilà un qui a compris comment arracher une critique positive.