Cet article est la première partie d'une série en cours :
Le handicap trans. Pour une considération de la transidentité en tant que handicap.
We are scattered and isolated from one another by taboos that prevent us from talking about a complex experience in which the social meaning of trans identities prevails over phenomenological concerns.Nous sommes séparé·es et isolé·es les un·es des autres par des tabous qui nous empêchent de parler d’un vécu complexe, dans lequel la portée sociale des transidentités supplante les considérations phénoménologiques.
1. La mesure des épreuves
Il y a trois mois, à la suite d'un parcours de transition de plusieurs années, j'ai bénéficié d'une « chirurgie de réassignation sexuelle ». Dans les médias généralistes, on dirait sans doute plus simplement que « je me suis faite opérer », ou que j’ai « changé de sexe ».
Ces formules monolithiques sont assez réductrices, même dans une interprétation essentiellement médicale de la transidentité. Elles tendent à effacer l'existence d'autres opérations visant à reproduire des caractères sexuels féminins, comme la mammoplastie ou les multiples techniques de féminisation faciale. Et elles occultent aussi la variété des gestes chirurgicaux associés à cette seule opération. Le compte-rendu de la clinique qui m'a prise en charge, plus détaillé, cite les actes suivants : « vaginoplastie, labiaplastie des petites et des grandes lèvres, clitoroplastie, orchidectomie bilatérale, reconstruction du capuchon clitoridien ».
Le volume de cette énumération permet de saisir un peu mieux la complexité de l'intervention, et de comprendre que la convalescence n'est pas des plus courtes, ni des plus agréables. Dans les premières semaines, mes mouvements étaient réduits et souvent pénibles. Il s'agissait de déployer une économie précise et patiente de gestes qui limiteraient l'accumulation de la fatigue. La zone d'intervention elle-même était source d'une douleur sourde, en plus d'être traversée par des décharges nerveuses aigües. Pour limiter la contraction des tissus internes et entretenir la profondeur du néovagin, des dilatations régulières sont requises ; leur fréquence est destinée à se réduire au cours du temps, mais actuellement elles me prennent encore trois à quatre heures par jour. À tout ça s'ajoute la charge cognitive de l'appréhension d'un corps en changement, et l'anxiété qui accompagne l'attente d'une apparence et de sensations définitives...
J'ai dû suspendre mon activité salariée pendant trois mois. J'étais incapable d'honorer même un temps partiel dans ces conditions. Et pourtant, à l'échelle des nombreux témoignages que j'ai croisés, je trouve que je m'en sors plutôt bien. Les premiers résultats me plaisent beaucoup, et je peux espérer ne pas avoir à me soucier d'effectuer une reprise conséquente ou des retouches esthétiques, avec les nouvelles péripéties médicales qu'elles auraient impliquées. Ma douleur n'a jamais dépassé des seuils intolérables. Mes proches m'ont aidée dans les tâches du quotidien, m'ont soutenue dans les protocoles de soins. J'ai cent raisons d'être reconnaissante, d'être heureuse en dépit des contrariétés.
Ces raisons dont je me nourris, qui m'aident à accepter ce qu'il faut bien appeler des souffrances, ne vont pas de soi. J'en ai fait l'apprentissage. Elles découlent de plusieurs années de transition, de compromis, de désagréments et de réconforts. Les peines liées aux interventions médicales ne forment d'ailleurs qu'une partie du tableau. Ma transidentité, c'est aussi une histoire d'incidents interpersonnels, petits ou grands, directs ou indirects. Sans chercher à en faire le tour, je repense pêle-mêle à des amitiés perdues, aux précautions dont je fais preuve face aux médecins, aux piques répétées de ces journaux qui remettent en question mon existence tous les deux matins, ou encore à ma grand-mère qui, lors de mon dernier appel quelques semaines avant son décès, était incapable de m'identifier à cause de ma voix changée, et que j'ai quittée dans une confusion affligeante.
Le cumul de ces expériences constitue une dépense de temps et d'énergie difficile à quantifier, mais certainement assez grande pour avoir un impact décisif sur ma position sociale. Pour en marquer le poids, je m'aventurerai à deux conjectures éloquentes. Si je n'avais pas quitté mon premier CDI, en partie pour pouvoir explorer mon genre plus librement, j'imagine que je serais aujourd'hui dans une position de carrière plus stable et avancée. Et si les procédures administratives de changement d'identité ne m'avaient pas immobilisée sans revenu pendant plus d'un an, ou bien si je n'avais pas dépensé 12.000 € pour ma dernière opération, je serais en mesure d'emprunter pour l'achat d'un logement. En dépit de ses spécificités, mon histoire ne peut être réduite à des « accidents » personnels : partielle ou sévère, la précarité est un élément récurrent des parcours de vies trans.
Cette longue mosaïque de déplaisirs coïncide souvent avec un état de santé physique et mental dégradé. L'hypothèse d'une condition de « stress minoritaire » a été formulée pour commenter ces faiblesses par-delà leurs déclinaisons individuelles. Moi-même, j'attribue ma dépression et ma tentative de suicide en partie aux tensions qui entourent ma transidentité. Sur ce plan d'ailleurs, certaines corrélations sont nettement établies. Les transidentités sont liées à des taux de mortalité supérieurs à ceux du reste de la population, avec notamment une incidence plus élevée de suicides et de tentatives de suicide. Une étude américaine de 2014 rapportait que presque une personne trans sur deux faisait au moins une tentative de suicide dans sa vie —un taux neuf fois supérieur à la moyenne. Une autre étude danoise, en 2023, retrouvait un risque sept fois plus élevé.
Un réseau complexe de difficultés médicales, sociales et économiques, se caractérise autour de la transidentité. Pourquoi, dès lors, est-il si rare d'en parler en termes de handicap ?
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