Depuis près de deux ans, je me découvre particulièrement réfractaire aux cinémas qui manifestent un pessimisme absolu et irrationnel, au point presque de posséder un repère pour l'attribution de mes notes minimales : The Tribe, Au hasard Balthazar, Dancer in the Dark, Biutiful, Festen, Hunger, vous voyez le tableau. Il s'avère que le programme de fond du Cheval de Turin n'est guère éloigné, mais Béla Tarr ne cherchant pas à se vendre, le résultat est d'une différence flagrante. Son pessimisme n'est pas un argument marketing, c'est un état d'esprit qu'il propose sans jamais l'imposer, une réflexion de longue haleine qui a progressivement pris d'assaut son œuvre. Le Cheval de Turin, ultime long-métrage d'une carrière désormais tournée vers l'enseignement, est de ce fait consacré tout entier à la formulation de cette pensée. De là découlent la sagesse et l'apaisement qui se dévoilent au fil de cette épopée languissante.
Il faut comprendre que le pessimisme de Béla Tarr n'est animé d'aucun fatalisme. Le fatalisme est présent, mais il s'agit d'une conséquence de l'échec répété des tentatives des protagonistes à échapper à leur extinction (par ailleurs éternellement retardée) : il appartient à l'observateur, et non aux victimes. D'où notamment le caractère extradiégétique et la répétition radicale de la sublime composition de Mihály Víg. Entre les lignes transparaît de surcroît une dimension constructive à l'angoisse existentielle telle que la ressent Tarr ; un aspect qui le rapproche, bien à propos, de la pensée affirmative nietzschéenne, ainsi que des origines de l'absurde camusien.
La tourmente démarre avec la furie venteuse qui règne sur la clairière asséchée, et s'insinue sans tarder dans la chaumière avec la monotonie silencieuse mais à peine moins oppressante des actes du quotidien. Tourmente physique, avec le bras paralysé, la toux, les pommes de terre brûlantes, les tziganes agressifs que les dernières répliques menaçantes transforment en hérauts de l'apocalypse. Mais aussi tourmente spirituelle, intérieure, plus forte encore, induite par le cheval aux pensées troublées quoiqu'impénétrables, par les notes insidieusement discordantes des violoncelles, par le regard médusé du cocher après ses deux verres d'alcool. Seule sa fille, chair de sa chair, codétenue dans l'œil du cyclone, parvient à rompre cette solitude fondamentale, comme l'atteste la fusion discrète de leurs ombres lors du cérémonial des habits.
La tourmente est explicite, mais la réponse que lui oppose la mise en scène est plus subtile. Vis-à-vis du script, le découpage en six jours est déjà évocateur. À l'approche de la fin, les jours se font de plus en plus courts, les scènes potentiellement conclusives se succèdent, et pourtant le film persiste, refuse de s'éteindre. L'absence d'un septième jour hante le modèle, et pareillement les dernières secondes du cocher ne suggèrent pas encore une capitulation complète face aux disparitions élémentales de l'eau du puits, de la tempête, de la lumière. Ne faudrait-il pas, après tout, que la terre disparaisse à son tour ? Il y a toujours un moyen de persister, une excuse à inventer pour se réveiller et « réessayer demain ».
Le dépouillement progressif des mouvements de caméra est une autre manifestation de ces tensions contradictoires. Alors que se raccrocher à des effets visuels riches devient de plus en plus compliqué, il est tentant, puis inévitable, de succomber à l'intemporalité induite par les actions répétitives, et dans une moindre mesure le noir et blanc (et gris, surtout). Pourtant, jusqu'au bout, la caméra s'attache à explorer des emplacements et des angles inédits, en face desquels l'ambitieuse chorégraphie du plan-séquence d'introduction finit par passer pour poseuse. De même, il est permis d'entendre la déambulation funèbre des violoncelles sans plus l'écouter, mais aussi de continuer à la travailler, à en décomposer les pistes, à isoler notamment ce rythme binaire qui suggère une marche certes claudiquante, mais en premier lieu inépuisable.
Rares sont les pensées pessimistes dont les conclusions sont satisfaisantes, car celles-ci impliquent immanquablement des sacrifices ou des prises de conscience que seule une réflexion personnelle motive à accepter. Pour autant, Béla Tarr préfère s'exprimer plutôt que de laisser croire qu'il se complaît dans un désespoir statique. Et il a fait tout son possible pour dialoguer avec le spectateur, jusqu'à lui accorder sa place sur le tabouret, devant la fenêtre, le regard perdu sur cette réalité extérieure désolée. La clé, c'est le cheval de Turin qui l'a trouvée à force de maltraitance, lui qui la partage au cocher et à sa fille lors de sa dernière apparition en gros plan, lui qui l'a déjà transmise à Nietzsche. Le monde est sinistre et la vie nous enferme dans des lieux et des gestes impropres à notre conscience. Pour autant, la résignation à cette injustice n'a pas à être dégradante. Il existe une dignité dans l'abandon.
Ainsi filmait Zarathoustra
Depuis près de deux ans, je me découvre particulièrement réfractaire aux cinémas qui manifestent un pessimisme absolu et irrationnel, au point presque de posséder un repère pour l'attribution de mes notes minimales : The Tribe, Au hasard Balthazar, Dancer in the Dark, Biutiful, Festen, Hunger, vous voyez le tableau. Il s'avère que le programme de fond du Cheval de Turin n'est guère éloigné, mais Béla Tarr ne cherchant pas à se vendre, le résultat est d'une différence flagrante. Son pessimisme n'est pas un argument marketing, c'est un état d'esprit qu'il propose sans jamais l'imposer, une réflexion de longue haleine qui a progressivement pris d'assaut son œuvre. Le Cheval de Turin, ultime long-métrage d'une carrière désormais tournée vers l'enseignement, est de ce fait consacré tout entier à la formulation de cette pensée. De là découlent la sagesse et l'apaisement qui se dévoilent au fil de cette épopée languissante.
Il faut comprendre que le pessimisme de Béla Tarr n'est animé d'aucun fatalisme. Le fatalisme est présent, mais il s'agit d'une conséquence de l'échec répété des tentatives des protagonistes à échapper à leur extinction (par ailleurs éternellement retardée) : il appartient à l'observateur, et non aux victimes. D'où notamment le caractère extradiégétique et la répétition radicale de la sublime composition de Mihály Víg. Entre les lignes transparaît de surcroît une dimension constructive à l'angoisse existentielle telle que la ressent Tarr ; un aspect qui le rapproche, bien à propos, de la pensée affirmative nietzschéenne, ainsi que des origines de l'absurde camusien.
La tourmente démarre avec la furie venteuse qui règne sur la clairière asséchée, et s'insinue sans tarder dans la chaumière avec la monotonie silencieuse mais à peine moins oppressante des actes du quotidien. Tourmente physique, avec le bras paralysé, la toux, les pommes de terre brûlantes, les tziganes agressifs que les dernières répliques menaçantes transforment en hérauts de l'apocalypse. Mais aussi tourmente spirituelle, intérieure, plus forte encore, induite par le cheval aux pensées troublées quoiqu'impénétrables, par les notes insidieusement discordantes des violoncelles, par le regard médusé du cocher après ses deux verres d'alcool. Seule sa fille, chair de sa chair, codétenue dans l'œil du cyclone, parvient à rompre cette solitude fondamentale, comme l'atteste la fusion discrète de leurs ombres lors du cérémonial des habits.
La tourmente est explicite, mais la réponse que lui oppose la mise en scène est plus subtile. Vis-à-vis du script, le découpage en six jours est déjà évocateur. À l'approche de la fin, les jours se font de plus en plus courts, les scènes potentiellement conclusives se succèdent, et pourtant le film persiste, refuse de s'éteindre. L'absence d'un septième jour hante le modèle, et pareillement les dernières secondes du cocher ne suggèrent pas encore une capitulation complète face aux disparitions élémentales de l'eau du puits, de la tempête, de la lumière. Ne faudrait-il pas, après tout, que la terre disparaisse à son tour ? Il y a toujours un moyen de persister, une excuse à inventer pour se réveiller et « réessayer demain ».
Le dépouillement progressif des mouvements de caméra est une autre manifestation de ces tensions contradictoires. Alors que se raccrocher à des effets visuels riches devient de plus en plus compliqué, il est tentant, puis inévitable, de succomber à l'intemporalité induite par les actions répétitives, et dans une moindre mesure le noir et blanc (et gris, surtout). Pourtant, jusqu'au bout, la caméra s'attache à explorer des emplacements et des angles inédits, en face desquels l'ambitieuse chorégraphie du plan-séquence d'introduction finit par passer pour poseuse. De même, il est permis d'entendre la déambulation funèbre des violoncelles sans plus l'écouter, mais aussi de continuer à la travailler, à en décomposer les pistes, à isoler notamment ce rythme binaire qui suggère une marche certes claudiquante, mais en premier lieu inépuisable.
Rares sont les pensées pessimistes dont les conclusions sont satisfaisantes, car celles-ci impliquent immanquablement des sacrifices ou des prises de conscience que seule une réflexion personnelle motive à accepter. Pour autant, Béla Tarr préfère s'exprimer plutôt que de laisser croire qu'il se complaît dans un désespoir statique. Et il a fait tout son possible pour dialoguer avec le spectateur, jusqu'à lui accorder sa place sur le tabouret, devant la fenêtre, le regard perdu sur cette réalité extérieure désolée. La clé, c'est le cheval de Turin qui l'a trouvée à force de maltraitance, lui qui la partage au cocher et à sa fille lors de sa dernière apparition en gros plan, lui qui l'a déjà transmise à Nietzsche. Le monde est sinistre et la vie nous enferme dans des lieux et des gestes impropres à notre conscience. Pour autant, la résignation à cette injustice n'a pas à être dégradante. Il existe une dignité dans l'abandon.